L’Univers chiffonné

PBPROJECT sous le commissariat de Manon Klein : Josefa Ntjam, Marie Ouazzani & Nicolas Carrier, Anna Ternon
04 mai - 15 juin, 2019

L’Univers chiffonné

 

La théorie de l’Univers chiffonné est l’œuvre de l’astrophysicien, mathématicien, poète et romancier Jean-Pierre Luminet, spéculant depuis les années 90 sur les formes potentielles de l’Univers. Il propose ainsi l’hypothèse d’un espace fini, bien plus petit que ce l’on croit en voir (ou ne pas en voir). Pour nous éclairer, Luminet prend l’exemple d’une feuille de papier, aux contours donc bien délimités, et la froisse, la chiffonne : les plis de cette structure génèrent alors des connexions complexes nous plongeant, à l’échelle du macrocosme, dans une puissante illusion d’optique faite d’images fantômes de galaxies éloignées.

 

Les artistes de cette exposition partagent le désir de penser et de réinventer notre perception du cosmos. Elles et il ont pour point commun de s’attacher à la fois aux notions de paysage, de nature, de topographie et de topologie, et à des formes d’écriture fictionnelle, de la science-fiction au faux documentaire. Leurs espace-temps se croisent aisément, sans jamais se confondre. Elles et il creusent les couches de la terre, y font pousser des questions, créent des plantes et des bouquets, construisent des îles et des montagnes, révèlent la périphérie, la sous-face, éclairent l’invisible à coup de lune, s’affranchissent de la gravité, des corps mêmes parfois, et déploient de nouveaux horizons.

 

Josèfa Ntjam, inspirée par l’inconnu cosmologique, se projette dans des dimensions parallèles et des futurs potentiels. Baignant dans les travaux afrofuturistes, portée par sa propre écriture d’images-mots, elle présente son nouveau film Tableau-ciel, face contre terre, une traversée 2.0, mêlant images 3D de l’océan, captures satellites du Mont Cameroun ou encore vidéos Youtube de danses oubliées. Mêlée à des chants pygmées ou des incantations divinatoires, une voix-off accompagne cette divagation visuelle. « Tête trop lourde pour penser à demain, j’invente quelques formes, un corps innommable. La statue devenue algue au fond marin, côtoyant les poissons de plastique fané. Le bras s’est étendu pour attraper la jambe en course, grand écart au dessus du feu. » L’extrait fait écho à J’ai pensé à vous, une installation de dix mains en plâtre tendant des bouquets. Les fleurs toutefois répandent peu d’odeurs, chacune de ces compositions mêlant végétations réelles et imitations en plastiques, aux couleurs et pétales éternelles. En tension entre kitsch et émoi, l’œuvre évoque un monument commémoratif, sans que l’on puisse vraiment déterminer ce qu’elle honore : hommage aux morts, offrande à des dieux inconnus, parade d’une société disparue ?

 

Les plantes sont également au cœur d’Exposition Périphérique de Marie Ouazzani & Nicolas Carrier, un film aux accents documentaires suivant des scientifiques-jardiniers aux gestes lents et légers, étudiant, prélevant et prenant soin de la verdure des abords du périphérique parisien. Les plans de ces interstices naturels sur fond de bitume sont entrecoupés des noms latins des plantes, et de la description de leurs propriétés qu’on croirait parfois inventées. On apprend alors que la « Paulownia Tomentosa », originaire d’Asie, se retrouve fréquemment sur les terrains en friche, et protège par ses feuilles la porcelaine, ou encore que la « Conyza Canadensis » est une herbacée originaire d’Amérique du Nord qui se déploie dans les milieux périurbains, sur les friches industrielles et les voies ferrées. « Chaque pas de sa danse éloigne les sorcières.» En s’intéressant à des espaces délaissés, à la frontière de L’île de béton (JG Ballard) et de La vie des plantes (Emmanuele Coccia), le duo fait acte de résistance. Enfin, un autre genre de chercheurs se déploient au sein de Lacune, diptyque photographique d’un chantier sud-coréen digne d’un récit d’anticipation : nébuleux lieu d’enquête, site néo-archéologique, ruine ou imminente installation en territoire lunaire ?

Anna Ternon, elle, « a toujours cru que les îles étaient des morceaux de terre qui flottaient à la surface de l’eau ». Ouvrage topographique est une dédicace à cette part submergée de l’île, invisible quoi que monumentale. L’artiste, passionnée par la géomorphologie, en a fait une série, entre l’objet extraterrestre et la maquette d’architecte : à la terre ou la pierre qui composent ces sculptures se joignent des fils de laiton formant des représentations topographiques filaires. Chacune de ses modélisations est issue de son exploration d’un matériau ou d’une technique, comme prétextes à la découverte de nouvelles manières de créer. Elle suspend également un ensemble de sérigraphies sur lesquelles est apposée de la cire. Sur fond azur, gris ou noir, la paraffine se fait vague, nuage, ou voie lactée et ouvre la porte aux paréidolies.

 

Les multivers entrent en collision pour créer un espace d’accueil et de réflexion infinie. On s’y assoie sur des coussins, au plus proche de la terre, on y goûte des infusions de plantes, et on se laisse emporter par des mirages cosmiques.

Manon Klein – Avril 2019