Racines

06 septembre - 18 octobre, 2025

Qu’est-ce qu’une racine ?

Ce mot ancien, issu du latin radix, désigne d’abord ce qui lie l’être vivant à la terre. C’est l’organe invisible mais vital, celui par lequel la plante puise sa sève, son ancrage, sa mémoire. Mais au-delà du règne végétal, la racine est aussi une métaphore universelle : celle de nos origines, de notre appartenance, de nos transmissions silencieuses. C’est un mot qui parle de l’intime autant que du collectif.

Dans cette nouvelle série de toiles, Souleimane Barry explore les racines dans toute leur richesse polysémique. Il interroge l’interdépendance du vivant, la force des cycles naturels, mais aussi la fragilité de nos liens fondamentaux – à la nature, à la terre, à nos histoires. Ses personnages, toujours en tension entre l’apparition et la disparition, semblent émerger d’un sol ancien, d’un humus partagé. Leurs gestes, leurs regards, leurs postures évoquent à la fois l’ancrage et le passage.

Loin d’un retour nostalgique aux origines, Racines est un geste de réactivation : celui d’un peintre qui retourne aux profondeurs, non pour s’y enfouir, mais pour y chercher des forces neuves. C’est un regard porté vers l’arrière – vers la terre, la mémoire, l’invisible – pour faire surgir un présent incandescent. Un présent traversé par le déracinement, qu’il soit géographique, culturel ou spirituel, mais aussi par une quête de ré-ancrage : dans le corps, dans le vivant, dans un monde commun.

Tout ce qui pousse, tout ce qui tient, tout ce qui dure, a ses racines. Dans la nature, rien n’existe sans un système souterrain, souvent invisible, qui nourrit, stabilise, irrigue. Les arbres, les plantes, les fleurs ; mais aussi les gestes, les langues, les gestes rituels, les transmissions… La racine n’est pas un simple passé, c’est une architecture active, une condition de la croissance. Elle relie l’être à un sol, mais aussi à une dynamique de développement.

Comme l’écrivait Simone Weil dans L’Enracinement, « le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine » est précisément celui d’avoir des racines. Selon elle, l’homme, privé de ce lien vital, devient vulnérable à toutes les formes de dérive – politique, morale, existentielle. Mais ces racines ne sont pas conservatrices : elles donnent force, résistance, densité, permettant d’habiter le monde avec intensité.

Édouard Glissant, pour sa part, proposait une autre conception : la racine non plus unique, verticale, enracinée « au fond d’un seul sol », mais multiple, mouvante, en réseau. Ses « racines rhizomes » ne s’opposent pas à l’Autre, ne s’arment pas contre l’extérieur, mais se mêlent, bifurquent, se croisent. Elles fondent une identité relationnelle, ouverte, créole.

Enfin, Hannah Arendt déplaçait encore la perspective : l’homme, à la différence de l’arbre, n’est pas destiné à rester planté dans un sol unique. Il porte ses racines en lui, les transporte, les transforme, les redéploie ailleurs. C’est dans ce mouvement – celui des déplacements, des exils, des rencontres – que naissent les cultures, les appartenances et les territoires sensibles.

Dans l’œuvre de Souleimane Barry, cette idée traverse la matière. Ses figures semblent jaillir d’un terreau commun, gorgé de mémoire, de silence, de gestes anciens. Elles sont traversées par la sève du monde — celle qui lie les insectes aux fleurs, les hommes aux saisons, l’eau aux corps. Racines est aussi une écologie picturale : un monde où chaque chose est tenue par ce qui la relie, où rien ne pousse seul. Car en réalité, toute chose terrestre a ses racines : dans le sol, dans l’air, dans les autres. L’art aussi.

Chez Souleimane Barry, les racines ne sont pas qu’un motif symbolique : elles s’incarnent dans la matière même de la peinture. L’artiste y mêle l’eau et l’huile, détourne les principes traditionnels de compatibilité, fait cohabiter ce qui normalement se repousse. Il en résulte des textures inédites, des peaux vibrantes, des accidents féconds, comme si la toile elle-même devenait un organisme vivant, traversé par des forces opposées. Ces mélanges donnent naissance à des formes organiques, instables, qui rappellent autant les veines du bois, les sillons de la terre que les flux intérieurs du corps. Cette alchimie picturale fait écho à son rapport au monde : une vision où l’hétérogène ne se nie pas, mais se fertilise. En ce sens, chaque toile est une terre : un lieu de germination, d’alliances imprévues, de métamorphoses silencieuses. La racine devient alors méthode, et non thème : elle guide le geste, elle relie les éléments, elle rend visible ce qui autrement resterait souterrain.

C’est peut-être là que réside la force du travail de Souleimane Barry : dans cette tension entre enracinement et errance, entre ancrage et transformation. Né au Burkina Faso, installé en France, l’artiste habite un entre-deux fécond, où se croisent des influences esthétiques, des récits d’exil et des visions oniriques. Ses racines, qu’elles soient culturelles, spirituelles ou imaginaires, ne s’expriment jamais comme un retour figé aux origines : elles deviennent dynamiques, fragmentées, mouvantes — à l’image du rhizome cher à Glissant. Cette pensée de la racine comme relation traverse sa peinture jusque dans la matière même.

Barry fait dialoguer les contraires, provoque des tensions, laisse advenir des formes organiques instables, comme issues d’un sol en mutation. Ses surfaces deviennent ainsi les terrains d’une germination picturale : un humus où cohabitent les règnes végétal, animal et humain, les mémoires profondes et les échos contemporains. À la manière des racines, ses gestes relient, irriguent, infusent — parfois à peine visibles, mais toujours à l’œuvre sous la surface. Chaque toile devient un lieu de passage, de transformation lente, où quelque chose cherche à pousser. À renaître.

Dans un monde qui se délie, Racines nous invite à refaire lien. À ralentir. À regarder ce qui nous relie encore. Et peut-être à réapprendre à pousser ensemble.