Notre corps

07 septembre - 21 octobre, 2023

De l’architecture et des danses, Marion Bataillard nous en donne à voir dans ce nouveau cycle de peintures. Urbanité transfigurée, corps parlants, couleurs vibrantes, charpente concrète des grands panneaux aux formes découpées… D’emblée, le géométrique fait cadre, tel un contrepoint aux mouvements et aux expressions des figures très humaines qu’elle nous présente. Puisque rien n’est droit dans la nature, le rectiligne, élaboré par l’homme, équilibre autant qu’il contraint les irréductibles méandres du corps.

Car c’est bien cela que ce déploiement d’espaces semble pointer : nos corps, nos corps diversement affectés. Les personnages de Marion Bataillard nous présentent une gestuelle intrigante et polysémique. À la fois teintées d’ordinaire et pleines d’élans à assouvir, leurs attitudes laissent deviner une symbolique exigeant interprétation. Calmes, souriants ou souffrants, les visages nous offrent une présence troublante, qui ne peut que focaliser le regard. Seraient-ce ces faciès, les véritables sujets des tableaux ? Ceux-ci vont parfois jusqu’à se faire tronies, ces grimaces de la peinture néerlandaise du siècle d’or.

Par son traitement brut, rudimentaire, l’architecture apparaît comme symbole évident de l’époque contemporaine, biotope par défaut d’Homo sapiens où s’écoule désormais la vie de la plus grande portion de l’humanité. Mais dans la pièce maîtresse de cette nouvelle exposition, Place de la Réunion, le bâti relève aussi visiblement d’un autre principe : c’est bien à la Cité que nous avons affaire, ce lieu inévitable de notre situation politique existentielle. Ici illuminée par un soleil, lui-même figuré par une perforation dans le panneau central, c’est toute la scène qui prend une tournure mystique. Comme si elle inaugurait une conversation sacrée inédite, rassemblant sur la place publique, autour d’une transcendance qui affleure, des personnages qui ont tout pour nous être familiers. On est tenté de voir dans ce mysticisme social comme une version altérée, presque science-fictionnelle, du réalisme soviétique et de ses échos dialectiques qui caractérisent une certaine peinture allemande des années 1990.

Cependant, si Marion Bataillard est soucieuse de situer historiquement son art, elle est aussi prise dans un processus pictural qui laisse une part non négligeable à l’inconnu et à l’expérience. L’idée est conditionnée par un format, par la singularité de tel modèle qu’elle invite à poser, ou par les aléas de sa technique actuelle, la tempera. Sa matière est aujourd’hui de plus en plus pigmentée, mate, solide. La couleur se fait plus franche que dans ses périodes précédentes ; elle va parfois jusqu’à s’autonomiser, dans les champs colorés toujours plus amples qu’ouvrent les formes singulières des panneaux.

Ainsi, de façon surprenante, une œuvre comme Travail de l’ombre convoque les shaped canvases de l’abstraction minimaliste américaine des années 1960, tout en faisant le lien avec une autre tradition plus ancienne : celle de la peinture d’église de la première Renaissance, lorsque les fresques devaient s’accommoder des contraintes du bâti – avant que l’art de la représentation, en devenant un objet marchand transportable d’agrément bourgeois, ne se fige dans le rectangle.

Mais si l’on retrouve souvent, d’une façon ou d’une autre, des figures classiques de l’histoire de la peinture occidentale, il ne s’agit pas chez Marion Bataillard de parodier des formes, de pasticher l’histoire ni de produire une énième réactualisation d’une imagerie thématique et religieuse. “Ce ne sont pas des images d’images”, comme elle le formule elle-même. C’est naturellement que l’antique dialogue avec le contemporain. Comme l’atemporel avec le temporel, le grave avec le drôle, le synoptique avec le détail, l’eros avec l’agapè, le parti pris du regard avec l’insaisissable ontologie du sujet. À l’intérieur des peintures et d’un tableau l’autre, on navigue dans des réalités a priori disparates, à l’image du chaos intriqué de la vie, où tout apparaît dans le désordre, sans crier gare, ou comme le dit l’expression anglaise : “everything everywhere all at once”. La chose est sentie, et nous le sentons.

Hillel Schlegel